Interview de Gérald SANTUCCI – DG CONNECT
Je travaille à la Direction générale des réseaux de communication, du contenu et des technologies de la Commission européenne – il est plus commode de dire DG CONNECT – depuis trente ans. Actuellement, je conseille ma direction générale sur les questions transversales en matière de recherche-innovation et de marché unique du numérique. Cependant mon parcours en qualité de chef d’unité a couvert des champs aussi divers que l’e-gouvernement, les entreprises en réseau, l’identification par radiofréquence, la gestion et le partage des connaissances mais surtout, durant huit ans, l’internet des objets. Je suis l’auteur d’une communication de la Commission européenne sur ce thème, qui fut adoptée en juin 2009.
Quel est l’engagement de la Commission européenne dans l’internet des objets ?
Je crois pouvoir dire que la DG CONNECT a contribué beaucoup à la popularité de l’expression « internet des objets ». Ce vocable est apparu pour la première fois en Europe dans une communication de la Commission européenne portant sur l’identification par radiofréquence – la RFID. C’était en mars 2007, quelques mois après la publication d’un rapport sur ce thème par l’Union internationale des télécommunications et – pour être complet – huit ans après sa première utilisation, presque confidentielle, par quelques experts du monde de la RFID, parmi lesquels il convient de citer Kevin Ashton, David Brock and Sanjay Sarma. Il me semble que l’histoire des mots nous apprend beaucoup sur l’évolution d’une société. Au cours de la première partie des années 2000, les expressions en vue étaient l’intelligence ambiante, l’informatique omniprésente ou encore les réseaux de capteurs ubiquitaires. Je n’irai pas jusqu’à dire que ces vocables ont complètement disparu aujourd’hui mais reconnaissons que l’internet des objets s’est imposé depuis quelques années dans le langage courant. Je m’en félicite car les deux mots – Internet et objet – sont compréhensibles par tout le monde et leur association, qui a peu de chance de tomber en obsolescence ou en désuétude, nous suggère que la technologie s’impose dans notre vie quotidienne.
En tout cas, pendant environ deux ans, c’est la Commission européenne qui a défriché la voie vers l’internet des objets. Lors de la présidence française de l’Union européenne, le thème donna lieu à une conférence ministérielle intitulée « Internet des objets, Internet du futur » qui se tint à Nice les 6 et 7 octobre 2008. Il y eut ensuite une consultation publique, des réunions de groupes d’experts, des conférences au niveau européen et au niveau national et, bien sûr, de nombreux projets de recherche-développement financés par le 7ème programme-cadre.
Quoi qu’il en soit, depuis une dizaine d’années la DG CONNECT s’est engagée résolument dans l’approfondissement des enjeux de l’internet des objets. Pour simplifier, je dirais qu’il y a actuellement trois axes majeurs visant à donner une forte impulsion à l’internet des objets en Europe. Le premier axe, c’est la recherche-développement. Nous avons en effet suscité le lancement de nombreux projets, tout d’abord à travers le 7ème programme-cadre (2007-2013), en focalisant les investissements sur la recherche appliquée et des projets pilotes relativement modestes, ensuite à travers le programme Horizon 2020 (2014-2020), en privilégiant cette fois les expérimentations à grande échelle. Le deuxième axe, c’est l’action politique. Dans un premier temps, nous avons travaillé sur la gouvernance de l’internet des objets dans le cadre d’un groupe composé d’experts venus de tous horizons qui ont débattu de divers sujets durant deux ans ; dans un second temps, nous avons rattaché l’internet des objets à la stratégie plus globale qui s’intitule « Passage au numérique des entreprises européennes » afin d’en inscrire les actions dans l’une des priorités du président Juncker, à savoir le marché unique numérique. Le troisième axe, enfin, c’est la mobilisation des acteurs du domaine autour du principe d’innovation. Le pôle principal en est l’Alliance pour l’innovation dans l’internet des objets (AIOTI), une initiative lancée par la DG CONNECT en mars 2015 et qui depuis vole de ses propres ailes. Actuellement, cette alliance inclut 500 membres actifs et plus de 1500 experts répartis entre 11 groupes de travail thématiques parmi lesquels vous trouvez les écosystèmes d’innovation, la normalisation et l’interopérabilité, les « villes intelligentes » ou encore les objets connectés que l’on porte sur soi. Figure également parmi ces groupes de travail le pôle – en anglais on parle de cluster – de recherche européenne sur l’internet des objets (IERC) que j’avais lancé vers 2007 ; il s’agit simplement du regroupement de tous les projets du domaine qui sont financés par l’Union européenne, voire même d’autres projets qui reçoivent des financements publics nationaux, afin de créer des synergies, d’atteindre une masse critique d’expérimentations sur des sites réels, de faciliter la normalisation, de réduire les risques d’erreurs, etc.
Quel est le portefeuille des projets de R&I actuel ?
Le 7ème programme-cadre de recherche et développement a permis de lancer une cinquantaine de projets avec un financement de l’Union européenne d’environ 100 millions d’euros. Le programme Horizon 2020 en cours – le 8ème programme-cadre, si vous voulez, sauf qu’il s’étend jusqu’au marché en aval puisqu’il inclut également l’innovation – a permis d’investir 50 millions d’euros en 2015 dans la création d’écosystèmes d’innovation puis encore 100 millions d’euros en 2016 dans le financement de projets pilotes à grande échelle couvrant cinq domaines : les environnements dits de mieux-vivre pour bien vieillir, la « Ferme Intelligente » et la sécurité alimentaire, les objets connectés portables dans des écosystèmes intelligents, les « Villes Intelligentes », et enfin les véhicules autonomes dans un environnement connecté. D’autres appels à projets seront lancés d’ici la fin du programme Horizon 2000. N’oublions pas que ces actions européennes complètent celles de plus en plus nombreuses qui sont lancées au niveau national, par exemple l’initiative stratégique « Industrie 4.0 » en Allemagne ou encore le plan « Objets connectés » en France.
Qu’est-ce que vous appelez un écosystème dans l’internet des objets ?
Selon moi essentiellement trois choses : l’intégration, l’entreprenariat, l’expérimentation. L’intégration parce que nous avons besoin de dépasser les silos – les applications purement verticales de l’internet des objets – en développant des solutions intégrées, fondées sur des plates-formes ouvertes permettant d’innover dans la fourniture généralisée de nouveaux produits et services répondant aux besoins des entreprises et des citoyens. L’entreprenariat parce que nous souffrons ici et là d’une démographie plate des PME en Europe et donc nous avons besoin de dynamiser la création de start-ups capables de développer des applications de l’internet des objets pour le marché mondial à partir de telles plates-formes. L’expérimentation, enfin, parce que nous devons sortir des débats un peu abstraits ou ésotériques sur la gouvernance de l’internet des objets et surtout réduire l’incertitude chez les investisseurs en multipliant les projets pilotes et les activités de démonstration à grande échelle, les bancs d’essai et les laboratoires vivants, le prototypage, ainsi que la validation des produits dans des lignes pilote, condition préalable pour permettre un déploiement large, sécurisé, respectueux de la vie privée, de l’internet des objets.
Quels sont les enjeux éthiques liés à l’intelligence artificielle et big data ?
Il est clair pour moi que le déploiement inéluctable de l’internet des objets soulève de nombreuses questions relatives aux mutations sociales qu’il entraînera, mais aussi aux libertés individuelles et à la souveraineté nationale. Il est important que l’Europe demeure pleinement un acteur de cette révolution ; il en va de sa capacité à garder le contrôle de son avenir. Disons que jusqu’en 2010 la situation était avantageuse pour l’Europe : nous avions en effet été les premiers à percevoir l’importance de l’internet des objets. Mais soyons honnêtes : depuis quelques années, nous avons commencé à perdre notre avantage, d’autres pays impriment le rythme de l’évolution des technologies et des applications de l’internet des objets. C’est assez normal dans le contexte de la globalisation ; toutefois, c’est aussi un signal pour que nous ne nous endormions pas sur des lauriers certes mérités mais néanmoins éphémères… Après quelques atermoiements entre 2012 et 2015, je pense qu’il faut se réjouir que l’Europe se soit enfin dotée, avec la stratégie « Passage au numérique des entreprises européennes » d’une véritable vision industrielle aidant les entreprises à adopter leurs modèles de production et d’organisation aux mutations provoquées par le numérique, et notamment par l’internet des objets. C’est la raison pour laquelle dans Horizon 2020 nous favorisons plus que jamais l’expérimentation de projets et la création de plates-formes ouvertes dédiées aux services. En même temps, nous nous efforçons de faire en sorte que la sécurité et la protection de la vie privée soient considérées non pas comme un fardeau que les entreprises européennes devraient supporter face à la concurrence mondiale, mais au contraire comme un avantage compétitif pour elles. Sur ce plan, je suis convaincu que le cadre que nous avions défini en 2011 pour les évaluations des facteurs relatifs à la vie privée concernant la RFID, et que nous avons fait depuis normaliser via un mandat de normalisation confié au CEN, constitue un modèle – en tout cas, au moins une base solide – pour l’internet des objets ainsi que d’autres technologies numériques.
Toutefois, votre question touche un enjeu qui va au-delà de la protection de la vie privée. Il s’agit bien entendu de l’éthique. Il faut se rendre compte que l’internet des objets n’est ni une technologie particulière ni un secteur ; c’est plutôt un concept qui évolue à la confluence de plusieurs technologies et disciplines et qui, notamment, s’intègre de plus en plus à l’intelligence artificielle et au Big Data pour révolutionner la relation de l’homme avec les objets. D’une part, de nouvelles formes d’intelligence se déploient dans les objets de toutes tailles qui nous entourent. On considère ainsi que chaque individu habitant dans un pays industrialisé est entouré de deux mille objets et que d’ici 2030, grâce notamment au protocole IPv6, au moins le quart de ces objets seront dotés d’un identifiant internet et d’une adresse. Le réseau qui reliera ces objets sera éventuellement relié à l’Internet du futur, quel qu’il soit, mais il sera de toute façon différent de l’Internet que nous connaissons aujourd’hui. D’autre part, les données prolifèrent en provenance des réseaux de capteurs qui s’étendent un peu partout dans notre environnement, bousculant l’idée que nous nous faisions jusqu’ici du monde qui nous entoure. En fin de compte, la véritable rupture aujourd’hui tient sans doute au fait qu’avec l’internet des objets, le Big Data et l’intelligence artificielle qui, ensemble, tendent à « augmenter » l’intelligence humaine, l’évolution va se poursuivre non plus par sélection naturelle mais par direction intelligente. Après tout, pourquoi pas ? Mais cela demande au moins un véritable débat démocratique tant les enjeux éthiques sont considérables.
Enfin votre actualité pour la fin d’année 2016 et début 2017 ?
Il reste beaucoup de travail à faire ! Le programme Horizon 2020 suit son cours, la stratégie du passage au numérique des entreprises européennes commence à être mise en œuvre, et les propositions législatives concernant le marché unique numérique, gérées avec une grande détermination et une grande efficacité par la DG CONNECT, poursuivent leur chemin avec succès. Pour ma part, je souhaite que les considérations éthiques soient prises en compte dès la conception des nouveaux systèmes de l’internet des objets ; je serais heureux si la Commission européenne prenait des initiatives fortes dans ce domaine. Je pense également qu’il faudrait constituer un réseau de toutes les personnes qui suivent l’internet des objets dans les états membres afin d’enrichir mutuellement nos connaissances par l’échange d’informations et de bonnes pratiques. Cela pourrait notamment permettre d’éviter que les pays européens mettent en œuvre vingt-huit stratégies différentes sur l’internet des objets ! Enfin, je crois que nous devons continuer à coopérer avec les autres pays, notamment les Etats-Unis, la Chine, le Japon, mais aussi l’Afrique, l’Amérique latine,les états arabes du Golfe persique, et d’autres, dans le domaine de la normalisation, des réglementations, des applications pour les « villes intelligentes ». L’internet des objets, tout comme l’internet en général, n’a pas de frontières ! Alors, bien sûr, ces défis sont infiniment complexes à relever, mais j’aimerais citer ici le dramaturge irlandais George Bernard Shaw : « Il y a ceux qui voient les choses telles qu’elles sont et se demandent pourquoi, et il y a ceux qui imaginent les choses telles qu’elles pourraient être et se disent… pourquoi pas ? ».
Interview réalisée par Romaine Klein
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